Visite du cimetière monumental cet été. C’est un bel endroit, dominant la ville, tranquille. On y croise peu de monde, les vieilles pierres n’intéressent personne. C’est parfait. En tout cas, ici, on ne voit pas encore les touristes se faire photographier devant les tombes.
J’aime la présence de ces médaillons en relief, surtout lorsque le soleil fait apparaître les ombres portées. Tout à droite, Louis Bouilhet. Au centre le docteur Pierre-Armand-Narcisse Bottentuit. Celui-là naquit à Rouen en 1806 et mourut en 1879. Entre-temps il fut médecin en chef de l’hospice de Darnétal puis il fonda l’établissement hydrothérapique de Rouen, rue du Champ des Oiseaux. Le personnage de gauche n’eut guère le temps d’entreprendre quoi que ce soit, il mourut bien trop tôt, mais, comme nous le voyons ici, sa famille conserva cette belle habitude de représentation en médaillon.
Voici le caveau de la famille Flaubert. A l’extrême gauche, la tombe de Gustave Flaubert, toute simple, toute menue dans ce cimetière regorgeant de monuments et de chapelles funéraires. Toute proche, on trouvera aussi celle du poète Louis Bouilhet qui garde l’image de ce visage qui fut presque la copie conforme de celui qui fut son ami. Louis Bouilhet disparut le premier, en juillet 1869, Flaubert le 8 mai 1880.
1880….. Le 22 mars de cette même année, Flaubert recevait chez-lui, à Croisset, près de Canteleu, Guy de Maupassant, Alphonse Daudet, Émile Zola, Georges Carpentier et Edmont Goncourt. Ce dernier décrivait leur joyeux hôte en ces termes : « nous voici reçus par Flaubert en chapeau calabrais, en veste ronde, avec son gros derrière dans son pantalon à plis et sa bonne tête affectueuse ». Moins de deux mois plus tard, Flaubert s’éteignait. Zola raconta l’enterrement, le cortège, les chantres si médiocres, la froideur de l’église, la routine, l’indifférence de la population, les badauds. En me plaçant près du caveau, j’imaginai la cérémonie, je foule la même terre que foulèrent il y a un peu plus de 130 ans Goncourt, Zola, Maupassant, Daudet… Eux-aussi passèrent près de la tombe de Bouilhet. Je le fais à mon tour en pensant à eux. Le cercueil de Flaubert, trop grand, ne voulut pas entrer dans le caveau et resta coincé « la tête en bas ». Zola et les autres n’en supportèrent pas plus et s’en allèrent, le cœur empli de tristesse. Je continuai mon chemin.
Et puis il y a la tombe de Francis Yard. Je remonte dans le temps de l’enfance et me souviens de ces satanées poésies qu’il fallait apprendre par cœur. Mais celles de cet auteur me plaisaient. C’était le temps ou il fallait se farcir les Verhaeren, Verlaine, Rimbaud et autres confrères. A l’âge que nous avions, nous nous en foutions un peu. Pauvre Émile Verhaeren, j’aurais sans doute mis un peu plus de cœur à ingurgiter ses poésies si l’on m’avait raconté alors cet incident idiot qui le poussa sous les roues d’un train dans la gare de Rouen. Francis Yard n’eut pas non plus une fin très marante. Je ne parle même pas de Rimbaud et de Verlaine qui ne furent pas non plus à la fête.
La femme et les deux enfants de Francis Yard reposent dans le cimetière de Varengeville-sur-Mer, face à la mer.
Ici repose Marcel Duchamp, l’inventeur du ready-made, un mec fichtrement malin qui fit prendre au monde entier des vessies pour des lanternes. Il dut bien en rire. N’empêche, je trouve cette idée extraordinaire, d’autant plus que cela permit d’ouvrir bien des portes, faisant évoluer l’art vers d’autres espaces, d’autres dimensions. Après Duchamp, dans l’ordre d’importance, je place Piero Manzoni et ses conserves de Merde d’Artiste. Une farce géniale ! Et qui se vend à prix d’or sur le marché de l’art. A côté d’eux, les Warhol, Hockney, Koons, Freud, ne sont que des rigolos. Ont-ils d’ailleurs vraiment inventé quelque chose, ceux-là ?
Maintenant, quand je vois Pinoncelli ébrécher à coups de marteau l’un des exemplaires de l’urinoir de Duchamp, euh… pardon, la fontaine de Duchamp lors de l’exposition dada au centre Pompidou en 2005-2006 (il le fit déjà en 1993 ; est-ce de l’obsession ?), faire de son geste une œuvre d’art dans l’esprit Dada, je me marre quand même un peu. Il me suffit pourtant d’imaginer la tête que firent les responsables du musée, qui ne possèdent certainement pas cet esprit-là, pour passer un bon quart d’heure. Peut-être même qu’un jour ce ne sera pas sur une reproduction de Mona Lisa que l’on dessinera, comme le fit Duchamp, une barbe et des moustaches, mais bien sur l’original que quelqu’un barbouillera quelques symboles subtils.
Marcel Duchamp est né en 1887 dans un village proche d’ici, à Blainville-Crevon. Francis Yard et Marcel Duchamp appartenaient donc quasiment à la même génération…
Les tombes des gens de génie sont souvent banales, celles des hommes politiques parfois monstrueuses. Voilà les édifices funéraires de deux maires de Rouen de la seconde moitié du XIXe siècle, Charles Verdrel et Étienne Nétien, tous deux négociants. C’est pompeux, presque grotesque. Il n’y a pas de poésie ici. Juste du marketing. On en prend plein la tronche, c’est tout. Où est l’art dans ce fatras de symboles et d’académisme ? Une histoire d’ego ? Cela me rappelle le débat à propos du lieu d’inhumation de Jean Lecanuet. Ce dernier repose aujourd’hui avec sa femme dans l’abbaye de Saint-Georges de Boscherville. Le Panthéon, il n’a sans doute pas osé le demander, par excès de modestie.
Et puis, enfin, le monument funéraire de François-Adrien Boieldieu, compositeur né en 1775 à Rouen. Le cœur est ici, le reste au Père Lachaise. Le monument a été offert par la commune de Rouen, pareillement à ceux des maires précités… Oui, oui, j’arrive avec mes gros sabots, mais non, je ne parlerai pas de l’art officiel ou de cet art glauque, couleur guimauve, qui aujourd’hui encore fait les beaux jours des galeries et des artistes normands.
Le monument funéraire de la famille Dumanoir. Juste-Isidor Dumanoir fut un bienfaiteur notoire. Il naît en 1804. Décédé en 1859, il est à l’origine au XIXe siècle de deux fondations en Seine-Inférieure, l’une pour récompenser la belle conduite d’un ouvrier ou d’un domestique, l’autre une belle action. Personnage généreux, humaniste, aux valeurs conformes à celles que professait la bourgeoisie catholique de l’époque qui aspirait à une société paternaliste, religieuse, aux fortes valeurs de travail, de mérite, de vertu, de patriotisme et de respect de l’ordre social. Drôle de société que fut celle du XIXe siècle, coincée entre conservatisme et modernité, entre humanisme et libéralisme. Le libéralisme y fit des ravages et continue de plus belle aujourd’hui. En ce qui concerne le monument, je crois bien qu’on le doit à Eugène Barthélemy, cet architecte diocésain bien connu dans notre région, et accessoirement préautais quand il quittait son domicile de Rouen pour sa maison de campagne à Préaux. C’est d’ailleurs l’un des personnages locaux les plus intéressants de l’histoire de notre commune. Il a laissé ici de nombreuses traces de son passage.
Voici une tombe, véritable monument, destinée à sauvegarder la mémoire d’un fils décédé, tué dans son exercice de garde national de Rouen en 1848, à Paris. Combien d’ouvriers et de républicains ont-ils laissé leur peau dans cette révolution qui fut matée par les partisans de l’ordre et du respect des lois ? La France de la Seconde République n’était pas encore républicaine. Il faudra attendre encore avant qu’elle ne le devienne réellement, sous la Troisième République seulement, après le Second Empire. La population rurale, conservatrice, ne bougera pas le petit doigt lorsque que l’on écrasera en 1848 les révoltes en province puis à Paris. A Rouen, les gardes nationaux bourgeois se chargeront seuls de cette tâche car on n’osa pas armer les autres de peur de les voir passer dans le camp adverse. Dans un état de frousse et d’excitation, arrogants, ils commirent, au nom de l’ordre, bien des crimes, largement soutenus par l’armée qui obéit toujours. On les enverra un peu plus tard, en juin, à Paris, se charger du même travail. Comme à Rouen, on utilisera l’artillerie contre les barricades. Mais voilà, il arrivait parfois, par hasard, accidentellement, qu’un soldat ou un garde national tombe à son tour. Ce n’était que justice. Ce jeune et fier garde national n’eut donc guère de chance. Le conseil municipal de Rouen rapatria le corps et offrit ce monument à ce triste héros, défenseur de l’injustice et mort pour pas grand chose.