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Le cimetière s’étendait autrefois autour de l’église, mais au milieu du XIXe siècle, par ce manque de place qui fit toujours cruellement défaut dans les petits cimetières de villages, pour une meilleure hygiène aussi, on décida de le transporter à l’écart des habitations. Le conseil municipal choisit et acheta une parcelle de verger qui appartenait autrefois, avant la Révolution, à la cure de Préaux. Eugène Barthélemy, l’architecte diocésain bien connu à cette époque, se chargea d’en dessiner l’aménagement.

Il faut se diriger vers le fond du cimetière, c’est là que se tiennent rassemblés la plupart des monuments funéraires du XIXe siècle et du début du siècle suivant. L’intérêt de cette partie du cimetière réside aujourd’hui dans la conservation de son caractère ancien. Le peu d’installations de tombes modernes, un mitage presque inexistant, lui ont gardé globalement l’apparence qu’elle montrait dans les années 20 ou 30. Cela ne durera pas. Nombre de ces tombes disparaîtront dans les années qui viennent, la commune ayant besoin de faire de la place pour ses nouveaux locataires.

Relique d’un âge perdu, ce patrimoine auquel on ne porte habituellement qu’assez peu d’attention a pris une bien triste allure. Pierres tombales brinquebalantes, croix brisées, éclatées par le gel, mobilier disloqué, la vie a emporté les familles au loin, l’oubli a laissé faire le temps. Ici tout se ressemble, tout est gris, de la même pierre. On ne rencontre pas de fleurs, où alors il y a bien longtemps qu’elles furent déposées là, en céramique ou en plastique. Les crucifix eux-mêmes sont souvent identiques. C’est que l’on ne s’adressait guère qu’à la même entreprise de pompes funèbres. Celle-ci avait succédé à la fabrique en 1885, entrainant la liquidation de la confrérie de la Charité, ces charitons qui jusqu’alors accompagnaient les morts jusqu’à leur dernière demeure. Un corbillard tiré par deux chevaux fit dorénavant le service.

Bientôt les notables investirent l’allée centrale plutôt que d’aller se perdre dans le fond du cimetière parmi les petites gens. C’est justement sous la Troisième République qu’ils prirent cette habitude de s’installer là. Étrange idée pour des républicains. L’indienneur Narcisse Hazard, nommé par le pouvoir sous le Second Empire, le médecin Stanislas Jacquelin, premier maire de la Troisième République, son successeur, le cultivateur Delphin Courtois, furent inhumés au milieu des rangées serrées de leurs concitoyens, mais Désiré Simon, le boucher, préféra l’allée. Ne fut-il pas d’ailleurs traité de monarchiste dans une lettre de l’instituteur adressée au préfet ? Ces deux-là ne pouvaient pas se sentir.

Dans l’ancien cimetière, celui qui se tenait autour de l’église, poussaient des arbres, des pommiers qui permettaient à la fabrique de faire un peu d’argent en vendant les récoltes, des sapins quand ce fut la mode, mais ici, dans ce cimetière, rue des Écoles – qui fut en d’autres temps la rue du cimetière –, on ne voit nulle trace de vie hormis celle de mauvaises herbes envahissant les tombes non entretenues. Les cimetières en France sont devenus sinistres et tristes. On n’y aime guère la nature, peut-être la vie tout simplement. Pourtant, pour qui sait observer, prêter attention aux petites choses qui furent laissées intentionnellement sur les tombes, les épitaphes, les symboles, les noms, ce sera l’occasion de retrouver un peu l’histoire de ces quelques habitants qui n’ont pas encore tout-à-fait quitté notre existence.

La colonne tronquée est associée aux tombes des soldats morts sur les champs de bataille de 14-18, de jeunes gens disparus trop tôt d’un accident ou d’une maladie. Elle symbolise la vie trop vite interrompue.L’épitaphe émouvant adressé par un mari à sa jeune femme décédée, ceux, dérisoires, d’un ancien conseiller municipal fier de l’avoir été trente-trois années durant, d’un instituteur comblé par ses fonctions et par sa médaille d’or, au sentiment de devoir accompli, vous transporteront en d’autres temps.

Vous remarquerez ces sépultures identiques, allant par deux, de couples réunis, parfois dissociées par l’absence de l’une des croix, marque d’un choix volontaire – en général celui du mari – à l’époque où se dessinait déjà le divorce entre l’État et l’Église.

Après la Première Guerre Mondiale on commencera à fixer sur certains monuments funéraires les portraits des personnes inhumées. Nombre de ces photographies de visages qui jadis souriaient se sont effacées depuis.

Ce lieu de mémoire somme toute assez banal va disparaître. C’est dommage. Un peu comme si l’on jetait à la décharge les derniers témoignages d’un passé trop ancien. De toute façon il n’y a pas de solution, il faut faire de la place. Le village se développe et si vous habitez Préaux, il faudra bien vous y enterrer un jour ou l’autre à votre tour.

Alors vos proches vous choisiront un monument bien kitch, bien laid, comme c’est l’habitude aujourd’hui, qu’ils installeront sur l’emplacement d’un honorable Sosthène Ridel, d’un Stanislas Jacquelin, médecin héroïque au temps de la vaccine, ou bien encore de l’un de ces soldats de 14-18 sacrifiés par les généraux les plus irresponsables que la France ait jamais produit. Pas grave, vous n’en saurez rien. Et puis dans cent cinquante ans, peut-être beaucoup moins, quelqu’un viendra planter au pied de votre emplacement laissé à l’abandon un petit écriteau blanc portant la mention « Cette sépulture est susceptible d’être reprise, prière de s’adresser à la mairie ». C’est qu’on vous aura tout bonnement oublié.

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